L'Affaire Bellounis et la Première Guerre Civile Algérienne

(1957-1960)

L'un des épisodes les plus sombres et les moins racontés de la révolution algérienne

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I-5- L'Evolution

 On peut légitimement s’étonner du fait que les troupes de Bellounis aient si facilement accepté le traité que ce dernier avait passé avec l’Armée Française. Il en est effet surprenant que ces hommes qui jusqu’alors combattaient impitoyablement l’uniforme français se soient, d’un jour à l’autre, résolus à en être les alliés. Si l’on peut donner une explication parfaite à ce paradoxe, il convient cependant de chercher les facteurs ou les hypothèses qui semblent les justifier.
Nous avons déjà noté tout le bien que les subordonnés de Bellounis pensaient de leur chef. Quand bien même ils étaient plus ou moins septiques en ce qui concerne le bien fondé de la conduite du « Cheik », les officiers obéirent sans discuter. C’était du reste agir prudemment. Pour ce qui est des combattants, le « Général en chef » n’eut aucun mal à leur faire admettre son point de vue. Tout d’abord, ils avaient grand intérêt à être disciplinés. En outre, il faut dire qu’ils étaient assez convaincus de l’astuce de leur chef et lui faisaient confiance quand il affirmait que le combat pour l’indépendance n’était pas remis en question. Bellounis faisait également miroiter à leurs yeux les avantages matériels qui n’étaient pas mince dû à la trêve. Son attitude raide envers les militaires français, la fermeté de ses positions renforçaient cet état d’esprit parmi ses unités. En novembre 1957, un lieutenant de l’ANPA écrivait à ce sujet : « …Quant aux combattants, ils n’ont que deux maximes, l’une qu’ils disent tout haut : Derrière les frontistes, toujours en avant ! Et l’autre, qu’ils disent tout bas : Derrière les Français, toujours en avant ! ».

Les hommes pensaient donc bien que la guerre contre la France n’était qu’en veilleuse. Ils parlaient souvent entre eux de leur future et définitive « remontée au djebel », comme d’une chose allant de soi. Exemple significatif : ils assommèrent à mort, un certain jour, un fellah qui venait s’engager dans leur « Harka ». Le mot les avait mis hors d’eux !
De plus, n’oublions pas que la haine du FLN était un dénominateur commun à tous les guerriers, officiers et soldats. Après Mélouza, une alliance avec le diable eut été acceptée, à condition d’être efficace contre les frontistes et de ne peut pas heurter le profond idéal de liberté qui animait les hommes. Bellounis pinça évidemment cette corde.
Sur le plan intérieur, tout se passa donc bien pour le « général en chef » dans les premiers temps. Nous verrons que ses difficultés internes eurent d’autres causes que l’accord avec le Haut Commandement Français.

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Par contre, la direction politique du MNA s’inquiétait de cet accord. Ce n’était de gaité de cœur que le Mouvement National Algérien se contraignait à observer le silence le plus complet sur le plan officiel, au sujet de cette affaire. Les responsables politiques réclamaient à cor et à cri des précisions à leurs correspondants d’Alger.
Mais déjà, en Algérie, Bellounis avait plus ou moins coiffé l’organisation politique du MNA à laquelle il avait même fourni des subsides. Le chef de l’ANPA avait effectué une certaine « réorganisation » et les politiques étaient en sa faveur, sans hésiter, il avait emprisonné à Diar Chioukh un dirigeant qui n’avait pas fait preuve de souplesse. Finalement les responsables d’Alger, lorsqu’ils répondaient à Paris, ne faisaient que répéter que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes, sans daigner donner aucune explication.

Ce n’est que vers le mois de décembre 1957 que Bellounis se décida à envoyer un messager à Paris. Selon les meilleures traditions romanesques, l’homme porte les documents dans les talons de ses chaussures. Grandes excitations, naturellement parmi les dirigeants du MNA lorsqu’ils apprennent la chose ! Et déception plus grande encore : les fameux documents ne sont en fait que deux communiqués de presse de l’ANPA depuis longtemps publiés par la presse. Rien qui ne fût déjà connu. Les communiqués sont il est vrai accompagné d’une lettre aux responsables de France, lettre plus ou moins comminatoire. (24)
« … Il n’y a jamais eu autre chose que ce qui apparait dans mes écrits… Je voudrais que les responsables de France soient bien pénétrés de ceci et rien d’autre… Quelques soient les propositions de collaboration qui vous seront adressés par les autorités françaises, elles doivent s’inspirer des principes énoncés dans notre accord… En tant que nationaliste algérien, et étant donné la Révolution que nous menons en Algérie depuis 3 ans, je veux que l’opinion soit informée de cela par la voix de la presse amie… » (25).
Les messalistes furent évidemment loin d’être satisfaits. On peut même affirmer mécontents. On le serait à moins. Les politiques du MNA continuaient à se poser de multiples questions auxquelles le messager de Bellounis n’apportait pas de réponse. Que signifiait ce « destin… indissolublement lié à la France » que Bellounis avait inscrit dans sa proclamation, par exemple ? Quelle était exactement la nature de l’accord avec les autorités françaises ? Et là, se place un extraordinaire malentendu qui eu une grande importance dans le déroulement des relations MNA-ANPA : comme tous les observateurs ou commentateurs de cette affaire, les dirigeants MNA pensaient qu’il existait des clauses secrètes, surtout de nature politique, passées entre Bellounis et l’Armée Française. Autrement, l’accord était difficilement explicable. Or, il n’existait pas de clauses secrètes. Les communiqués de presse de l’ANPA reflétaient l’entière vérité. Si invraisemblable que cela paraisse, nous sommes en mesure d’affirmer qu’aucune condition politique, secrète ou non, n’avait été exigée par les autorités françaises à la conclusion de l’alliance, et justement, de l’évolution critique des rapports franco-ANPA découleront plus tard des réclamations des Français à ce sujet.

Les responsables MNA l’ignoraient, bien entendu. Ils pensaient communément que le « général en chef » avait trop concédé, (toujours cet indissolublement lié…) et que, partant il n’osait pas les en informer. D’autant plus que malgré tous leurs efforts et leurs pressions sur le SFIO, les messalistes ne pouvaient obtenir de laisser-passés qu’ils réclamaient depuis le début de l’affaire pour aller se rendre compte sur place. De là à penser que le gouvernement français ne tenait pas à mêler le MNA à la chose…
Quoiqu’il en soit, le dialogue de sourds se poursuivit entre Paris et Alger et de plus en plus aigre. Bellounis répondit au début avec bonne foi et peut être bonne volonté, aux lettres qui lui demandaient des précisions sur les « accords secrets ». Il adressa même une missive (26) à Messali Hadj, dans lequel il écrivait : « … J’ai pris cette position avec courage et foi, la seule chose quime tient à cœur, c’était de redonner à l’Algérie sa place et de permettre au peuple d’Algérie de définir son destin en toute liberté ».
« …Nous avons foi en l’avenir d’une Algérie nouvelle et avec persévérance, nous continuons notre chemin avec toutes sortes d’entraves et obstacles des ultras intéressés qui désirent maintenir un état de fait périmé ».
« …Quant aux autorités officielles, ça boîte un peu mais j’espère qu’elles comprendront que les intérêts de l’Algérie et de la France sont entre nos mains pas d’autres ».
« …Je marcherais jusqu’au bout avec confiance. Dans le cas où l’on voudrait me trahir et trahir mes accords, la responsabilité retombera sur ses auteurs ».
« …Pour ce qui est de votre personne, j’espère bien qu’un de ces matins, vous vous trouverez parmi nous où vous trouverez de vieilles amitiés qui vous attendent, vous verrez alors de vos yeux, ce que vous entendez de loin, à moins que les évènements se renversent contre nous tous, chose que je considère très grave et presque impossible ».
« …Nous veillerons sur tous les points car notre patriotisme désintéressé nous y oblige. Vous avez confiance, merci mais votre confiance sera plus grande lorsque vous serez là… »
(Lettre datée du 20 décembre 1957)
Mais ceci qui n’expliquait rien dans l’opinion des chefs du MNA, ne fit pas cesser leurs exigences d’informations. Ainsi, le 5 février 1958, la lettre suivante était envoyée à l’ANPA :
« …Nous sommes très inquiets sur l’évolution de la situation chez vous, d’une part, sur l’évolution de la politique française d’autre part. Notre inquiétude est d’autant plus grande que jusqu’à présent nous ignorions totalement le contenu des accords secrets… Nous aurions tant aimé pouvoir éclairer l’opinion publique sur les avantages de votre politique. Hélas comment pouvons nous le faire puisque nous ignorons l’essentiel, c'est-à-dire les accords eux-mêmes ! Il est absolument impossible de faire durer davantage l’équivoque ».
Le 26 avril 1958, nouvelle réclamation :
« … Cher Frère,
Nous avons toujours eu conscience de la situation et plus encore maintenant car nous sommes dans l’incertitude qui détraque les plus forts des hommes. Pour ma part et celle de mes amis, nous n’avons jamais eu l’approbation ou la désapprobation sur votre position, ceci pour une grande chose : quels sont les accords secrets passés avec les militaires et les civiles ; nous ne pourrons prendre une position pour ou contre que lorsque nous serons fixés sur la chose.
J’ai discuté de votre lettre précitée avec mes amis mais nous n’avons trouvé aucun renseignement qui puisse nous guider à prendre position car le grand dilemme reste la chose, je vous l’assure que cette incertitude nous ennuie beaucoup. Il faut crever cet abcès et nous envoyer par écrit une copie des conditions. Vous parlez de vos envoyés et de votre correspondance : comme envoyé nous n’avons eu qu’un homme qui n’a donné aucun renseignement précis sur ce que nous voulons, la chose. Quant à la correspondance, elle n’a rien apporté de ce que nous réclamons depuis longtemps… »
Bellounis de son côté sentait pousser ses ailes. Il supportait difficilement que l’on voulut lui donner des directives ou des ordres. Son orgueil, flatté par sa puissance montante, le portrait à n’accepter aucun supérieur. Le ton montait, c’était un sous-lieutenant qui signait « par délégation » les lettres expédiées au MNA en France. Le « général en chef » protestait et accusait les messalistes de ne faire aucune propagande pour son action, de ne pas citer son nom ou celui de son armée. Il en vient à exiger que dans le courrier que les responsables du parti lui adressaient, tous ses titres (Général en chef, Commandant de l’ANPA) remplacent les mots classiques de « Cher Frère ». En bref, il finissait par prendre au sérieux la déclaration niant son appartenance au MNA qu’il avait faite quelques mois auparavant.

Parallèlement, il faisait envoyer par ses hommes de nombreuses lettres à l’émigration algérienne de France, lettres prônant la trêve conclue et dans le goût de celle que nous reproduisons partiellement ci-dessous :
« … Des accords ont été conclus entre le général Si Mohamed Bellounis et les Hautes Autorités Françaises par lesquels les Français reconnaissent « l’Armée Nationale du Peuple Algérien » et son emblème Nationale. Ces accords sont basés sur la paix et la liberté du peuple Algérien et reconnaissant l’ANPA comme étant le seul représentant valable du peuple Algérien».
Tous les officiers de l’ANPA qui se considéraient avant tout comme des militaires, ne voyaient pas d’un bon œil cette immixtion de Bellounis dans une activité qu’ils pensaient être du ressort exclusif de Messali Hadj et des leaders politiques. L’évolution de leur chef les inquiétait pour quelques uns sérieusement. Elle provoqua la dissolution de l’ANPA.
Pour Messali Hadj et le MNA c’était le point mort. Ils n’en savaient toujours pas plus sur cette affaire compliquée. Le Président du Mouvement National Algérien pouvait écrire dans une analyse de la situation faite en fin avril à l’adresse des dirigeants du parti :
« … jusqu’à nos jours, le parti ignore les réalités qui ont créé l’affaire Bellounis. Il ignore aussi les accords entre Alger et Djelfa. A ce sujet, la presse a beaucoup parlé mais n’a donné aucune précision qui puisse permettre un jugement précis. Si l’on s’en tient aux déclarations de la pressez on est obligé de convenir que Bellounis a été joué parles services du bureau arabe du gouvernement général d’Algérie.
Par ailleurs, Bellounis lui-même se défend énergiquement d’être un Bao Daï. Il en est de même de certains milieux politiques et militaires qui considèrent Bellounis comme un danger pour l’Algérie française. Mais il demeure que l’allié et non le rallié du gouvernement français, nie son appartenance au MNA comme il nie ses rapports avec Messali Hadj.
Est-ce là une tactique ? En tout cas la majorité de l’opinion le croit. Le parti est resté perplexe devant cette situation et a manifesté sa volonté de se rendre sur les lieux pour connaître exactement la vérité. C’est selon les résultats de cette clarification qu’on peut se prononcer dans un sens ou l’autre. C'est-à-dire l’harmonisation des rapports entre Djelfa et Paris. Cela peut être suivi du redressement de la situation du cas Bellounis dans le sens de la fidélité au programme du parti… »

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Sur le plan des relations avec les autorités françaises, la situation de l’ANPA empirait de manière encore plus prononcée. La belle entente des premiers jours ne fut qu’un feu de paille. Il est hautement probable que l’expérience de Bellounis ne plut pas unanimement en Algérie. Une partie de l’armée française et de l’administration y était sans doute opposée. Pour certains, de semblables demi-mesures n’étaient pas concevables : où c’était le ralliement inconditionnel, ou la rébellion. Bien des discussions tempétueuses qu’il faudrait connaître- ont dû éclater dans les cabinets d’Alger entre les « pour » et les « contres ». Elles pourraient peut être expliquer les zigzags (un pas en avant, un pas en arrière…) qui ont longtemps caractérisé la politique des autorités françaises à l’égard de l’ANPA.
Dès septembre 1957, les ennuis commencent pour Bellounis, comme l’écrit lui-même dans un communiqué à la presse (27).
« … A la date du 6 septembre 1957 et au grand regret de tous, j’ai reçu à mon Quartier Général, le Lieutenant- colonel Verniers, porteur d’un message ultimatum, me donnant le temps au 15 septembre, d’accepter ou de rejeter les conditions nouvelles suivantes :
1° Limitation de mon champ d’action, qui était à l’échelle nationale à une zone géographique restreinte ;
2° Imposition d’une participation civile loyale aux institutions déjà existantes, alors que cela est d’ordre administratif, contraire aux accords conclus et qui sont d’ordre politique, chose qui était bannie de nos accords ;
3° L’ordre de ne faire déplacer mes troupes qu’avec une escorte de l’Armée Française et qu’aucun déplacement de mes hommes ne devait se faire sans laissez-passer, délivré par les autorités militaires ;
4° La restriction du port de mon emblème militaire, qui sera limité à mes cantonnements à moins d’aborder les 2 emblèmes, c'est-à-dire le mien et le français, alors que ce n’était pas stipulé dans nos accords ».

Quelle est la réponse du « Général en chef » à ces exigences ? Tout simplement, il prend la montagne avec toutes ses troupes. C’était la bonne méthode. Quelques jours plus tard, un de ses agents de liaison lui apporte une lettre du Lieutenant de Marolles, 1er RCP, qui annule purement et simplement l’ultimatum du Lieutenant-colonel Verriers. L’ANPA reprend donc sa place à côté de l’armée française et l’on recommence à négocier pour régler toutes les questions.
L’affiche bleue (28) en sera l’aboutissement. Le point deux de l’ultimatum est accepté par écrit. Mais nous avons vu qu’il ne sera pas respecté du reste. La limitation est plus ou moins reconnue, toutes les autres conditions étant pratiquement rejetées.
Courte alerte en novembre 1957 : les troupes FLN ralliées Chérif Sultani se heurtent à des hommes de l’ANPA. Un de ces derniers, le Sous-lieutenant Saïd Maillot est tué. Le capitaine Meftha, dont nous reparlerons plus tard, apprenant la chose, réunit aussitôt un bataillon et se précipite pour attaquer et détruire la harka de Chérif Sultani dans Maginot. Bellounis, informé, fait par prudence immédiatement évacuer Diar Chioukh par son monde et essaie d’arrêter son subordonné avant qu’il ne passe à l’action. Il y réussit de justesse et le pire est évité. Réaménagement du PC.

Tout empirait cependant. L’IGAME Ciosi, représentant de Mr Lacoste, vient à plusieurs reprises à Diar Chioukh pour mener les négociations. Bellounis butait toujours sur les limites territoriales que les autorités françaises voulaient lui assigner et les violations répétées de ces limites par ses combattants provoquaient des protestations non moins répétées. Le point culminant fut l’accrochage de Ksar El Hirane dans les territoires du sud qui avaient été exclus de la zone de l’ANPA. Le lieutenant Larbi Aïn Rich s’était heurté aux troupes françaises et il y eu de nombreux morts de part et d’autres.
Des pressions continuelles étaient faites par ailleurs sur Bellounis par Mr. Ciosi ou d’autres délégués des autorités françaises : on lui demandait de se prononcer pour la loi cadre qui venait d’être votée au Parlement de la IVème République et surtout on exigeait qu’il abandonne le drapeau nationaliste vert et blanc. Le tout accompagné de menaces de ruptures, de l’aide apportée à l’ANPA, ou de rupture tout court.
Bellounis refusait avec entêtement, alléguant que ces mesures étaient d’ordre politique et par la même, non comprise dans l’accord qu’il avait conclu. Sa déclaration placardée sous forme d’affiche bleue dans toute sa zone lui semblait suffisamment claire (quand bien même il ne s’y conformait pas). Il ne tenait pas à concéder davantage aux autorités françaises et se maintenait fermement sur ses positions.
Enfin, au début de mars 1958, le « Général en chef » excédé et voulant rééditer son jeu de septembre 1957, ordonne à ses troupes de reprendre le djebel. Une fois de plus, c’est l’évacuation du PC. Une fois de plus, les Français cherchent à renouer et envoient des émissaires. Mais le chef de l’ANPA n’augure rien de bon. Seul lui, quelques officiers et les compagnies de sécurités réintègrent Diar Chioukh. Toutes les troupes gardent le maquis. En outre, il donne des directives afin que des caches pour les archives et le matériel soient préparés. Tout est prêt pour le dernier acte.

 

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